Approche,

Quelle est votre approche de la couleur et son rôle dans votre travail ?

J’ai commencé à travailler la couleur en 2011, pendant un stage de scénographie d’exposition. Je travaillais sur un projet à partir de l’évolution des plans d’architectes. Je définissais et répartissais en zones les fonctions du lieu d’exposition, puis je réalisais les 3D, que j’exportais en dessins filaires aux contours noirs. Et, au moment de réaliser les planches de rendu s’est posée la fameuse question :  « quelles couleurs choisir ? ». Je suis restée muette. Incapable de trouver un sens aux choix de couleurs que je pouvais faire, j’ai laissé l’espace complètement blanc.
A partir de là, tout ce qui me semblait naturel ne l’était plus. Je me rendis compte que jusque là je n’utilisais pas la couleur, mais colorais vaguement mes projets. Plus, je ne m’étais jamais posé la question de mes outils, de conception et de réalisation.
De la tradition du croquis filaire aux contours noirs , des plans techniques conventionnels et internationaux N&B, en passant par les perspectives conventionnelles de représentation N&B jusqu’aux logiciels classiques de dessin 3D (héritage des outils cités plus haut), j’avais fini par considérer la couleur comme subsidiaire.
Ce fut le début d’une forme d’obsession. J’ai commencé par vouloir comprendre la couleur, pour pouvoir l’utiliser, l’appliquer, la maîtriser. Pour cela j’ai lu tout ce que j’ai pu trouver à ce propos, de Pline l’Ancien à Carlos Cruz Diez, en passant par Aristote, Paul Klee ou Goethe. Je n’y ai trouvé aucune réponse, aucune méthode certaine, seulement beaucoup de nouvelles questions. Le traité des couleurs de Gœthe m’a le plus marquée, car il y est question de phénomènes et d’expériences vécues de la couleur.
Puis j’ai cherché de nouveaux outils et changé ma méthode de conception, en travaillant en parallèle, écrits, dessins au sens large et volumes.
Après maintenant neuf années à travailler sur le sujet, je dirais que la couleur est pour moi bien plus qu’une opération d’embellissement en fin de projet. Elle parle et porte autant l’objet que sa forme, son volume et ses proportions. Il est assez peu important pour moi de savoir si un objet sera bleu, jaune ou vert. Ni de quel bleu, de quel jaune ou de quel vert exactement. Cela compte bien sûr, mais ce n’est pas quelque chose que je pense pouvoir expliquer. A la limite je pourrais raconter comment est né le projet, de quoi je me suis inspirée, le fil de ma réflexion ou ce que j’y projette. Mais je ne pourrai jamais dire « ce projet est vert ou bleu, parce que.. ».

 

La teinte (tel vert, tel jaune ou tel bleu) compte autant que la matière, le degré de transparence, translucidité, matité, la prise à la lumière ou le nombre de nuances ou reflets perçus. Tout cela va de pair à mes yeux. Parce qu’elle est pour moi à la fois en dehors, en amont (ou « à priori ») du langage et en même temps inclue dans une culture (Historique générale, linguistique et plus personnelle), la couleur a la capacité d’évoquer quelque chose ou de rappeler un souvenir, une sensation, même incertaine ou floue. En cela elle a et porte un sens. Par le travail de la couleur/matière/texture/prise à la lumière, etc., j’essaie d’insuffler à mes objets le sens que j’y projette, de leur insuffler une forme de vie. Je crois qu’ainsi, l’objet sera plus susceptible de parler à d’autres personnes, parce que cela donnera au regardeur matière à y projeter ses propres sensations, souvenirs, etc.
Pour mes objets je pars souvent d’une expérience vécue de l’objet, d’un souvenir. De même pour la couleur-matière, je pars souvent de choses très évidentes, presque prosaïques. J’aimerais pouvoir atteindre un jour (si cela est seulement possible), le degré de vie, de subtilité, de nuances et de reflets d’un pétale de fleur, de pouvoir retrouver cette sensation de matière vivante, comme l’immensité évanescente du ciel, la profondeur insondable des mers ou celle, sourde, d’un lac et leurs constants changements de couleur-lumière.

Ettore Sottsass écrivait ce texte magnifique en 1992 (« Les couleurs »), que je ne pourrai jamais égaler tant je le trouve juste et beau : « […[ tout dépend de ce que vous voulez dire, des significations que vous voulez attribuer aux couleurs, des histoires que vous voulez raconter, des citations que vous mettez en cause, des temps et des lieux littéraires, des nostalgies qui vous accablent… […] L’idée de la couleur, les couleurs s’évadent toujours dans toutes les directions ; elles s’échappent au ralenti, comme les mots, comme la poésie qu’on ne peut pas saisir, comme les beaux contes. Les couleurs s’échappent, ne s’arrêtent jamais ; il est impossible de dire la couleur n°225, car on ne sait jamais si le n°225 est à côté ou loin de la fenêtre, ni si la lumière qui filtre de la fenêtre est celle du brouillard de l’hiver ou celle, blanche, de l’été, ou si c’est la lumière des arbres du Cambodge ou du désert du Thar.. J’admets qu’il y ait quelqu’un — un peu fou — qui attribue des numéros aux couleurs. Cela peut être utile, pour s’expliquer dans la hâte et l’approximation. Pour les mots, il existe des dictionnaires et des grammaires qui expliquent comment les mots changent lorsqu’on les assemble, ou lorsqu’un mot a plusieurs significations. Les syntaxes expliquent comment assembler les mots pour exprimer certaines choses, et les encyclopédies et tous ces livres qui parlent des mots. Mais tous ces volumes, on le sait, ne font pas la littérature, tous comme les nombres et les noms des vagues — plus poétiques que les nombres — attribués aux couleurs ne font pas la peinture. […] »

Pour parvenir à capter ne serait-ce qu’une infime part/forme de vie dans un objet manufacturé ou industriel, cela implique de s’intéresser puis de très bien connaître le matériau, les techniques à disposition du lieu de fabrication et leurs possibilités respectives, pour pouvoir les détourner un peu de leur utilisation première et ainsi obtenir le plus de nuances, variations et subtilités possibles. C’est ici que le plus important se joue : l’adaptation et l’évolution de l’intention première selon les contraintes de la réalité.
Le travail de la couleur coûte cher, plus encore si l’on multiplie les nuances et d’autant plus si l’on est dans une volonté de qualité. Mais la couleur le vaut. Puisque l’on tourne autour, puisque l’on vit avec, pourquoi les objets n’auraient-ils qu’une couleur, unie ? Pourquoi ne pourraient-ils pas être perçus différemment selon leurs faces ou selon la lumière et l’heure de la journée ?